Le pâtre

V

-Ô quelle sensation furtive, quelle flèche de chaleur transperce mon cœur dans ce désert de glace et de pierres mortes. Pourquoi cet instant de bonheur ne dure pas, pourquoi cette lumière m’abandonne, pourquoi me reste-t-il que l’ombre de ces géants impitoyables devant moi? Ils s’élèvent comme une masse brute, noire et menaçante vers le ciel comme s’ils voulaient nous dire que nous sommes minables, de petits riens sans importance comparés à ces monuments infaillibles, invincibles et indestructibles. Je crains leur obscurité qui met son voile sur tout ce qui pourrait élever mon âme, ces recoins ténèbres que nous ne saurions explorer, mais qui nous suivent pas à pas et qui nous entourent sans nous lâcher ne fut-ce que pour un tout petit moment. Pourtant cette nuit autour de moi me fait renaître le souvenir de mon père qui tenait ma fille dans ses bras. Il était assis sur une chaise en bois dans sa simple demeure où il avait vécu tout au long de sa vie. Une lueur de joie illuminait sa barbe blanche, ses cheveux réfléchissaient la lumière pâle de la lampe suspendue au plafond. La présence de ce petit personnage unique né quelques jours avant rendait pour un petit instant la gloire méritée à ce petit paysan misérable assis dans sa cuisine noircie. Hélas, une simple parole exprimée dans l’insouciance du moment chassait toute la magie. Il voulait que je lui explique et que je lui dise tout. Je ne pouvais pas, pas maintenant, pas ici, non. Murmurant ces phrases la femme continue son chemin sur lequel en été les bergers mènent leurs bêtes vers des prairies fleuries et abondantes.